De l’actuelle pertinence de la notion d’ennemi dans les relations internationales (1)

“Pourquoi ce trouble, cette subite

inquiétude ? -Comme les visages sont graves !

Pourquoi places et rues si vite désertées ?

Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux ?

Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus

et certains qui arrivent des frontières 

disent qu’il n’y a plus de Barbares.

Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares ? 

Ces gens étaient en somme une solution.”

Ainsi se clôt la vaine attente de l’ennemi, de celui qui n’est pas venu et qui ne viendra plus. Les “toges rouges brodées”, “bracelets sertis d’améthystes” et autres sublimités  fièrement arborées dans le but d’éblouir les Barbares apparaissent bien ridicules une fois cette promesse dérobée. Le faste n’est plus qu’absurdité et l’ardeur collective n’a d’autre choix que de s’éteindre, laissant place au délitement et à l’incompréhension; l’absence de l’ennemi plonge dans les affres de l’insignifiance une collectivité dont le sens était dicté par la seule attente des Barbares. 

Certes, la vision poétique n’est pas théorie et telle n’est pas sa visée. Pourtant, ce que Cavafy nous fait ici pressentir est cette nécessité politique de l’ennemi, qui apparaît ultimement comme le présupposé de toute collectivité politique. Telle est la pensée politique que déploiera Carl Schmitt tout au long de son oeuvre, s’évertuant à forger un concept “d’ennemi” qui pourrait être érigé en tant que fondement du politique. 

Cette ambition sera précisément celle poursuivie dans La notion de politique (1927), ouvrage dans lequel C. Schmitt s’attellera à dégager le critère du politique, la notion d’ennemi lui apparaissant alors en dernière instance comme ce signe distinctif du politique : “la distinction spécifique du politique, et à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère”. Se dévoile ainsi une pensée agonistique de la politique qui s’articule autour du couple des relations d’amitié et d’inimitié. La politique se trouve révélée par le degré d’intensité de la relation d’inimitié, la relation politique étant en effet définie comme cette opposition qui est la plus “intense”, la plus“extrême”. En substance, les premiers contours esquissés par C. Schmitt dans La notion de politique ébauchent une théorie dans laquelle toute collectivité politique affirme son unité, son existence et sa volonté de se perpétuer, affirmation qui l’engage de facto dans une lutte pour le moins virtuelle, mais à la potentialité effective, avec les collectivités de même nature. Toute unité politique doit ainsi être prête à faire face à cette éventualité, et nulle collectivité ne peut être pleinement politique si elle détourne les yeux de cette réalité. 

Si les présupposés de cette pensée politique impliquent par eux-mêmes une certaine conception des relations internationales, C. Schmitt fit partie de cette jeune génération de publicistes allemands qui, à partir de l’entre-deux guerres, s’efforcèrent de reconstruire le champ disciplinaire du droit international, en réaction à ce traumatisme que fut pour eux le Traité de Versailles. Il eut ainsi l’occasion de développer une pensée particulière des relations internationales dans laquelle la notion d’ennemi est fondamentale. Le nomos de la Terre (1950), publié après la Seconde Guerre mondiale constituera l’acmé de cette pensée, C. Schmitt parlant de cette étude comme de son oeuvre la plus importante. Ce texte assez unique, dont la polymorphie en rend l’analyse parfois ardue (présenté formellement comme un manuel, Schmitt y entrelace histoire du droit international, philosophie du droit et philosophie politique par un style  usant tant de la force poétique des images que de la froide rigueur du langage conceptuel), expose une théorie où la notion d’ennemi apparaît comme le moteur de l’histoire du droit international. La thèse qui y est essentiellement soutenue est l’idée selon laquelle l’apparition de l’État souverain, marquant le passage du Moyen-Âge aux Temps modernes, a rendu possible une sortie du cadre théologico-moral dans lequel étaient engoncées les théories médiévales de la guerre. S’est substituée à ces formes de pensée influencées par l’église une théorisation juridico-étatique, rompant définitivement avec les présupposés médiévaux. Cela permit en premier lieu de se départir du problème de la justa causa, critère permettant ou non de légitimer les opérations militaires à l’aune de critères religieux et moraux, afin de le remplacer par le concept de justus hostis (juste ennemi). Le point central de cette analyse est que la notion d’ennemi n’est pas discriminante en ce que la guerre implique alors une relation symétrique d’égalité, chaque partie se reconnaissant mutuellement comme une entité étatique légitime. Ce refus d’assujettir la légitimité de la guerre à toute norme transcendante (morale ou religieuse) n’est cependant pas un abominable terreau qui serait propice à l’émergence d’une barbarie délivrée de toute entrave. Bien au contraire, si ce Jus publicum europaeum s’imposant à partir du XVI° siècle ne poursuit pas l’objectif d’abolir toute guerre, il cherche plus modestement à la circonscrire grâce à sa formalisation et à la reconnaissance de l’égale légitimité de tout État. Cet ordre juridique étatique permit ainsi d’une part de résorber les déchirements sanglants provoqués par les guerres civiles religieuses, mais  également de restreindre la violence des guerres interétatiques. 

Le mouvement de construction d’un droit international, fondé sur des organisations interétatiques  et des cours de justice internationales, s’accélérant à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le triomphe absolu des idées libérales que devait annoncer l’érosion de l’URSS, auraient progressivement dû rendre caduque une telle théorie. La volonté de dépasser les antagonismes inhérents à la politique par la juridicisation des relations internationales et l’adoucissement des moeurs par le commerce devaient porter le coup d’estoc fatal à l’identification de la relation d’inimitié avec le politique. Certes, il ne s’agissait pas de verser dans une mièvre ingénuité et personne, même ceux qui misaient sur le triomphe définitif du libéralisme, n’affirmait que les conflits seraient absolument éradiqués des relations internationales. Toutefois, ces conflits étaient perçus davantage comme une subsistance, une anomalie résiduelle due à l’inachèvement d’un processus de pacification que comme un phénomène normal, un critère du politique. 

Ainsi, la pensée de Schmitt fut en France longuement cantonnée à des cercle confidentiels, pour des raisons tenant tant à une méfiance éthique face aux compromissions nazies de Schmitt -nous y reviendrons- qu’à l’inactualité de ses théories. Pourtant, le contexte actuel donne une surprenante résonance aux concepts schmittiens et à sa notion d’ennemi : la faiblesse de la justice internationale est de plus en plus soulevée et les idées libérales qui sous-tendaient ces projets voient leur hégémonie menacée. Les rivalités et jeux de puissances entre États semblent ainsi structurer avec force l’ordre international au détriment de la multilatéralité et la conjoncture récente le met indubitablement en lumière. A cet égard, les déclarations de D. Trump réactivent cette réalité politique, l’assumant sans ambages dans certaines déclarations, et faisant de cette désignation “d’ennemis” un élément de communication. Un seul exemple sera ici suffisant : « Well, I think we have a lot of foes. I think the European Union is a foe, what they do to us in trade. Now, you wouldn’t think of the European Union, but they’re a foe. Russia is foe in certain respects. China is a foe economically, certainly they are a foe.” La logique de la politique comme relation d’amitié ou d’inimitié trouve ici une illustration frappante, bien loin des discours libéraux. De plus, le concept d’ennemi comme justus hostis, condition de circonscription de la violence guerrière,  semble nous livrer une grille de lecture d’une particulière acuité pour traiter de certaines guerres menées au nom de notions morales et idéologiques. Telle est le cas de la guerre en Irak de 2003 dont le discours la justifiant renouait avec une justification de type morale et religieuse, le Président G. Bush usant d’une rhétorique néo-conservatrice dont la fameuse expression “l’Axe du Mal” en sera l’exemple le plus éclatant. De manière plus large, les discours se fondant sur la démocratie et des valeurs humanitaires témoignent d’un recul de la vision d’une guerre ayant lieu entre justus hostis et une analyse de ces évolutions à la lumière du concept schmittien d’ennemi nous semble pouvoir être particulièrement féconde. Enfin, la lutte contre le terrorisme est un dernier élément d’actualité interrogeant directement ce concept schmittien en tant qu’il mêle à la fois des considérations évidemment religieuses et qu’il pousse au paroxysme la relation d’inimitié, ainsi que M. François Saint-Bonnet le note, le terroriste incarnant aujourd’hui la figure de “l’ennemi absolu”. Tous ces phénomènes récents tendent ainsi à éclairer le concept d’ennemi sous un jour nouveau, et une analyse schmittienne de l’actualité (considérée dans un sens large, c’est-à-dire s’étalant de la chute de l’URSS jusqu’à aujourd’hui) semble ici toute opportune.

Étant maintenant posé le cadre de l’étude à venir, il reste nécessaire de questionner dès à présent l’usage que l’on peut faire d’un auteur aussi tumultueux que C. Schmitt. Nous l’avons brièvement indiqué, ses compromissions avec le régime nazi rendent son approche délicate. La polémique quant à la possibilité de l’usage des concepts schmittiens a déjà éclaté en France, suite à un article paru dans la revue Les Temps modernes dans lequel E. Balibar se référait aux réflexions de C. Schmitt sur la souveraineté. Yves-Charles Zarka répondit par revue interposée avec indignation et fracas en affirmant l’impossibilité d’user de concepts schmittiens; son antisémitisme avéré, ainsi que son engagement au NSDAP ne pourraient être détachés de ses théories politiques et y seraient liés par un lien logique nécessaire. Pour le dire rapidement, sa pensée de l’ennemi serait substantiellement nourrie par son antisémitisme (et il est indéniable que Schmitt fit l’usage de ce concept dans un tel sens) et une utilisation des concepts schmittiens ne serait acceptable qu’à condition de dénaturer son oeuvre au terme d’une absurde opération d’ablation (Y-C Zarka allant jusqu’à parler de “Schmitt de confiserie”). Pourtant, il ne nous paraît pas qu’”abandonner Schmitt à son ignominie” soit bien judicieux alors que les intuitions et concepts qu’il nous aura laissés apparaissent aujourd’hui relever d’une particulière pertinence. Il semble ici préférable de tenir un pari épistémologique libéral, celui de voir a priori tout auteur comme animé d’un soucis minimal de vérité. Ce n’est qu’à cette condition que tout échange d’idées peut voir le jour, et comme Jean-Claude Monod l’affirme, si Schmitt peut bien apparaître comme un ennemi politique, il est nécessaire de ne pas en faire un ennemi “absolu” et d’admettre la possibilité d’un dialogue avec sa pensée.

Il convient alors de se demander : en quoi la pensée de l’ennemi telle que développée par C. Schmitt reste-elle pertinente pour penser les évolutions actuelles des relations internationales ?

Si la relation d’inimitié est ce qui prévaut encore dans les relations internationales (I), il est indéniable que la conception de l’ennemi a subi des bouleversements, dont le passage d’un justus hostis à un ennemi illégitime semble être le trait majeur (II).

La prévalence encore incontestable de la relation d’inimitié

Il s’agit ici de montrer que la relation d’inimitié reste le trait structurant prioritairement les relations entre les États en établissant la nécessaire existence de relations d’inimitiés ainsi que l’impuissance du discours libéral à dépasser cette réalité.

I. La nécessaire existence de relations d’inimitiés

“Avoir des ennemis n’est pas un luxe, c’est nécessité” écrivait P. Morand, nous entendrons ici montrer que l’actualité permet de comprendre cette acception de deux manière, d’une part comme une relation nécessaire au gouvernement des États (1) puis d’autre part comme une nécessité logique s’imposant aux États en dépit de leur volonté (2).

Une nécessité pratique voulue par les États 

“ L’ennemi nous fédère et l’Église l’avait bien compris qui, sur le dos des Turcs, ne forgera rien de moins que l’Occident chrétien », ainsi Jean Gagnepain rappelait dans Du vouloir dire la nécessité de l’opposition en tant que principe organisateur de la société, à savoir comme élément nécessaire à la cohésion sociale de toute collectivité politique. 

Plus profondément, C. Schmitt développe une pensée politique des limites dans laquelle l’entité politique révèle pleinement son existence par la désignation de l’ennemi. C’est en tant qu’une communauté est dotée d’une forme propre d’existence, qu’elle représente une communauté existentielle d’intérêts et d’action, que lui revient le pouvoir de décider si l’altérité, induite par la reconnaissance d’une autre collectivité semblable, représente une menace pour sa perpétuation. La décision de désigner l’ennemi (ou symétriquement l’ami), qui échoit depuis les Temps modernes à l’État, est ainsi selon Schmitt l’acte souverain par excellence, celui qui trace une limite entre les collectivités politiques et entérine leur unité. Ainsi, la collectivité n’est unité politique que dès lors que l’ennemi reste extérieur, c’est-à-dire que l’ennemi est le même pour tous et que ne peut être nommée qu’une autre collectivité. Si les antagonismes internes existent, de telles relations ne sont pas des relations d’inimitié au sens que revêt ici le terme, à moins que la collectivité soit déchirée par une guerre civile (situation qui ne peut alors être que temporaire, donnant lieu soit à deux entités distinctes et chacune sans ennemi intérieur, soit qu’une partie soumette l’autre). L’ennemi est commun à la collectivité, et “ne saurait être qu’un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique” écrit ainsi Schmitt. Désigner l’ennemi est ainsi l’acte existentiel par excellence de l’entité politique. 

De même, la désignation de l’ennemi permet à l’unité politique de se réaffirmer constamment, de renforcer sa cohésion sociale et d’augmenter son être. Les actuels discours des gouvernants des puissances occidentales, dont le vocable était ces dernières décennies dominé par des éléments de langage relevant de la multilatéralité et de la coopération bien plus que de l’opposition, tendent à réaffirmer cette réalité. C’est ainsi que T. Lindemman explique que les guerres menées par les États-Unis suite à la disparition de l’URSS ne peuvent pas se comprendre simplement comme des guerres aux purs intérêts économiques et géopolitiques, mais doivent s’entendre comme une affirmation identitaire des États-Unis. Il s’agissait pour les États-Unis de proclamer et de revivifier ce qui constitue leur identité collective, à savoir la défense de la “liberté”, cette entité politique se renvoyant à elle-même l’image “d’une grande puissance veillant au respect des libertés mondiales”. Ici encore, désigner un ennemi, c’est affirmer son être. Ces analyses à l’aune du concept d’ennemi peuvent être développées par une analyse sociologique qui s’appuierait sur la pensée de Simmel. Prenant à contrepied la tradition durkheimienne qui voyait dans le conflit une anomalie, Simmel met en lumière qu’il présente également une fonction socialisante. C’est ainsi qu’est affirmée que la recherche d’ennemi peut être nécessaire “afin que l’unité des membres demeure effective et que le groupe garde conscience de cette unité comme un intérêt vital”. Si certains observateurs notent que le regard porté par D. Trump est celui d’une “vision claire du fait que le monde n’est pas une « communauté », mais une arène dans laquelle les nations, les acteurs non gouvernementaux et les entreprises sont en contact et en compétition pour l’emporter”, cela peut s’expliquer par cette volonté de créer une cohésion forte (“America first”) par le jeu de la désignation des ennemis.

Une nécessité  logique s’imposant aux États 

“You were given the choice between war and dishonor. You chose dishonor and you will have war” cette remarque, attribuée à W. Churchill, exprime que la relation d’inimitié ne relève pas toujours du libre choix de l’État, et que toute entité politique peut être prise dans de tels rapports qui viendraient s’imposer directement de l’extérieur. S’affirmer politiquement signifie pour un collectivité l’affirmation de son être propre ainsi que de la distinction avec d’autres entités. Est affirmée l’existence d’une spécificité. Cette affirmation entraîne irrémédiablement cette entité politique sur une scène internationale dans laquelle d’autres entités peuvent décider de la désigner comme ennemi. La relation d’inimitié existe toujours à l’état de virtualité car toute entité politique s’affirmant se propose une fin. Or, toutes les fins ne sont pas conciliables, ainsi, existera toujours à l’état de potentialité la possibilité qu’une autre unité politique poursuive une fin contraire à celle que l’on se donne et que s’engage alors une relation d’inimitié. Dans sa Théorie de la constitution Schmitt s’intéresse notamment aux Déclarations de droits américaine (1776), française (1789) et allemande (1848) en tant qu’elles manifestent la volonté particulière d’entités politiques identifiées à proclamer leur identité et leur horizon politique. Cela entraîne dès lors une polarisation et chacun de ces peuples“prend sur lui par sa déclaration le risque d’un regroupement politique radicalement nouveau, c’est-à-dire un regroupement entre ami et ennemi, et est résolu à défendre les nouveaux principes de son État en luttant même contre un puissant ennemi extérieur”. Cette polarisation inhérente à toute affirmation d’entité politique ne relève pas du choix mais s’impose à l’État. L’exemple pris par les Déclarations des droits est particulièrement intéressant. Là où en tant qu’occidentaux nous pensions affirmer non une identité propre mais une sorte de vérité universelle déjà-là (prend ici tout son sens l’action de “déclarer”, il y a dévoilement et non création), les attaques terroristes islamistes nous ont rappelé que notre horizon politique, les fins que nos États s’étaient données, étaient contraires à ceux d’autres acteurs politiques, et nous entraînent par elles-mêmes dans des rapports d’inimitié. C’est ainsi que des mouvances terroristes se fondent sur un “fondamentalisme religieux qui s’oppose frontalement aux valeurs démocratiques libérales” (ici à propos du Hamas). Guy Haarscher rappelle un truisme, à savoir l’opposition délibérée à laquelle se livre les mouvances terroristes contre les valeurs libérales. Les États s’affirmant comme libéraux sont pour ainsi dire privés de leur pouvoir décisionnaire : ils sont de manière nécessaire pris dans des rapports d’inimitié. 

Le monde, en tant qu’il est politique (le moyen de dépasser le politique -à supposer qu’il puisse exister- n’ayant toujours pas été trouvé) plonge de manière nécessaire toutes les entités politiques dans de possibles rapports d’inimitié. S’affirmer politiquement c’est endosser le risque d’être l’ennemi d’autrui. J. Freund, commentant la pensée du juriste allemand, développe ainsi cette nécessité qui s’impose à tout acteur politique : « Agir politiquement, c’est exercer l’autorité, manifester de la puissance, sinon on risque d’être emporté par une puissance rivale qui entend agir pleinement du point de vue politique. » On le voit, cette présence toujours là de rapports d’inimitié à  l’état de virtualité rend responsable la collectivité qui se pense comme unité politique. Visant une certaine fin et voulant se perpétuer, toute entité politique n’a d’autre choix que de “manifester de la puissance”. L’inverse serait une renonciation du politique car toute autre entité, entendant “agir pleinement du point de vue politique”, c’est-à-dire poursuivant sa fin par le développement d’une puissance, pourrait décider de nier l’existence de l’unité n’ayant pas agit pleinement politiquement. C’est ainsi que même les puissances dont l’idéologie libérale poussent au pacifisme -nous étudierons plus tard ces rapports- ne peuvent renoncer à l’exercice de la puissance à moins d’accepter sa propre négation par une autre entité politique. Le terrorisme témoigne bien de ce fait, les discours des dirigeants des puissances libérales attaquées adoptant tous des discours dévoilant cette relation d’inimitié : “Voilà l’ennemi, nous le nommons, il est redoutable” affirmait ainsi sans ambiguïté F. Hollande à propos du terrorisme. 

II. L’impuissance du libéralisme à dépasser l’inimitié 

La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi”, Héraclite entendait par là que toute chose est toujours prise dans un rapport dialectique, que toute affirmation est toujours en elle-même porteuse d’une négation. Le projet libéral tend à vouloir effacer ces nécessaires antagonismes régnant dans les rapports humains, par un projet de pacification des activités humaines transformant la lutte en une concurrence institutionnalisée. Nous nous intéresserons ainsi aux rapports au libéralisme et à la subsistance des antagonismes (1) puis nous verrons que la guerre peut également être menée au nom d’une idéologie libéralisme (2). 

Libéralisme et subsistance des antagonismes  

“Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder” se réjouissait B. Constant, saluant le dépassement de la période guerrière par une humanité dont le progrès mènerait nécessairement à une époque pacifiée par le commerce. Le libéralisme sera en effet porteur de la thèse que l’institution du marché et le développement des échanges économiques permettraient de pacifier les relations entre États. De telles considérations furent notamment la pierre angulaire du projet de construction de l’Union européenne. P. Rosanvallon montre que l’idée de marché telle qu’elle émerge au XVIII°s ne se restreint pas à un mode de régulation efficace de la vie économique, mais qu’elle charrie avec elle une conception éthique voyant dans la société de marché une société équilibrée par l’autorégulation des conflits, but que ni la politique ni la morale ne semblent en mesure d’atteindre. Le libéralisme favorise ainsi le moyen économique qui, en se fondant sur la réciprocité, exalte les valeurs d’égalité, d’échange et de coopération, valorisation que C. Schmitt abordera en parlant de la “polarité éthique-économique”. La pensée libérale, placée sous le signe de cette polarité “éthique-économique”, chercherait ainsi à entamer un processus de “dépolitisation”. Cela passerait par une critique de la politique fondée sur l’opposition à tout ce qui pourrait menacer la liberté individuelle, la propriété privée et la libre concurrence. Monique Castillo s’intéresse à ce mode de pacification, parlant de “paix par l’empire” et met en lumière ses limites. Ainsi, elle rappelle que ce pacifisme par le libéralisme économique est basé sur le postulat que les sentiments bellicistes seront effacés par le commerce, qu’un “embourgeoisement du barbare” est toujours possible. Or, elle note avec justesse que le terrorisme islamiste vient avec violence nous rappeler que tout étranger ne se laissera pas embourgeoiser, et que le commerce est certes un moyen pacificateur, mais reste seulement un moyen, qu’il ne peut alors dépolitiser totalement le monde, à savoir supprimer toute relation d’inimitié. Surtout, il semble qu’une telle vision fait abstraction du fait que le libéralisme n’est pas une simple modalité, au-dessus de toute idée, permettant une harmonisation des antagonismes mais qu’il est lui-même une idée. Or, nous pouvons affirmer avec J. Freund que “aucune idée n’est libérale, pas même celle du libéralisme, parce que par sa nature toute idée affirme quelque chose et nie autre chose”. Il est en effet manifeste que le libéralisme est par nature négation, et que d’autres entités politiques, dont l’organisation serait contraire au libéralisme peut symétriquement décider de le nier. Ainsi, comme le montre Robert Kagan, face au phénomène de terrorisme les États libéraux se voient de nouveau pris dans des rapports guerriers et sont tentés de recourir aux armes pour défendre leurs valeurs. C’est dans cette même logique que C. Schmitt note que même un système “prétendu apolitique” ne saurait “échapper à la logique du politique”. En des temps où l’hégémonie du libéralisme s’essoufle et que fleurissent des adversaires ne masquant par leur illibéralisme (on peut penser à V. Orban et à la “démocratie illibérale”), cette remarque prend tout son sens : la paix absolue (aussi bien virtuelle que concrète) par le libéralisme ne peut exister, subsistent et subsisteront toujours des antagonismes, des ennemis du libéralisme. Les pays libéraux sont également concernés par la relation d’inimitié, car tout le monde n’est pas libéral, et qu’il n’en sera probablement jamais ainsi.

La guerre menée au nom du libéralisme 

S’il vient d’être établi que l’idée libérale entraîne, en tant qu’elle est idée, la possibilité d’être niée par ses ennemis, elle peut de manière réciproque être utilisée par les États libéraux eux-mêmes afin de mener des guerres. Il s’agit en effet de montrer qu’ont récemment été menées des guerres au nom du principe de la liberté et qu’ainsi, il est possible d’associer visée guerrière et vision libérale. Le premier exemple est celui de la guerre en Irak menée par les États-Unis en 2003. Le vocable utilisé est tout particulièrement intéressant. L’on note ainsi que le nom donné à l’opération militaire s’appuie textuellement sur la notion de liberté : “Operation Iraqi Freedom”. Les discours du Président américain sont également révélateurs : il déclare ainsi que “l’Iran recherche agressivement ces armes et exporte la terreur, tandis qu’une minorité non élue réprime les espoirs de liberté du peuple iranien” ou encore que “L’Amérique est un ami du peuple irakien. Notre demande s’adresse exclusivement au régime qui l’a réduit à l’esclavage et qui nous menace”. Les motifs de la libération du peuple irakien sont ainsi une constante du discours militaire. Il ne s’agit pas ici de faire preuve de crédulité et de penser que cette guerre ne s’expliquerait que par la défense de la liberté. Cependant, il semble d’une part qu’une telle opération n’aurait pu être directement menée dans un pays libéral (que celui-ci soit l’allié américain ou non) sans que la communauté internationale et les opinions publiques ne réagissent avec fracas. De plus, il apparaît qu’il n’existe en réalité pas d’argument logique qui au nom du libéralisme (et non pas des arguments éthiques, économiques ou politiques) permettent de condamner de telles opérations. S’il est vrai que le libéralisme et la démocratie sont les meilleures choses, que le libéralisme a une vocation universelle et est bon pour tous les hommes, qu’est-ce qui permettrait de condamner philosophiquement de telles interventions armées dans le but d’amener la liberté ? C’est ainsi également que l’opération militaire menée en Libye contre le régime de Kadhafi fut justifiée, et la cohérence de la justification (au-delà de ce qu’elle peut voiler d’intérêts politiques) fut largement accueillie par la population : alors que l’engagement des forces militaires occidentales en Libye se firent le 19 mars 2011, l’Ifop notait le 3 avril 2011 que les deux tiers des personnes interrogée déclaraient y être favorables (66%). Il apparaît ainsi que même dans une philosophie libérale la guerre peut très bien être justifiée, en tant que défense de la liberté et promesse d’une paix à venir.

Au terme de ce premier article le concept d’ennemi apparaît ainsi comme relevant toujours d’une actuelle pertinence toutefois, un certain nombre de bouleversement tendent à modifier la perception de l’ennemi, ce dernier passant de la figure du justus hostis à celle de l’ennemi illégitime. Ce sera donc ce mouvement qui nous intéressera dans un prochain et dernier article. 

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