I. La constitution comme décision : une réfutation des présupposés normativistes.
1. Nier l’autonomie du droit : la Constitution comme décision nouant droit et politique.
Bien avant l’écriture de la Théorie de la Constitution, Schmitt élabore dans ses premiers écrits une doctrine mettant en avant la décision comme élément central de la pensée juridique. Conformément à la vision polémologique de l’histoire des idées du jeune juriste, l’enjeu de cette théorisation est crucial : il s’agit d’attaquer frontalement le normativisme dominant qui culmine alors avec la pensée kelsénienne. C’est en tant qu’elle révèle les insuffisances et les apories de la pensée normativiste, qu’au moins jusqu’en 1934, la théorie décisionniste sera fondamentale pour le jeune juriste : elle est la véritable clé de voûte qui permettra de tenir ensemble tous ses concepts et soutiendra l’édifice théorique schmittien. La notion de décision vise alors principalement à repenser la fondation du droit, au-delà de la coupure épistémologique réalisée par Kelsen sur le fondement de la loi de Hume. La pensée du droit comme pur devoir-être implique en effet chez Kelsen d’observer l’ordre juridique à travers le seul prisme logico-formel : la systématicité juridique ne fonctionne que si les normes sont valides, c’est-à-dire fondées sur une norme supérieure. Ainsi, seule une norme peut fonder l’ordre juridique : la constitution est alors la norme fondamentale, la source de validité de toutes les normes inférieures. C’est en s’autofondant dans la sphère du devoir-être que le droit acquiert une autonomie absolue : l’origine de la normativité est éludée par la norme fondamentale et ne trouve aucun appui dans le monde de l’être. Le normativisme évacue la question de la décision ou de l’ordre instituant la normativité et la relègue à une simple question de fait lui déniant toute juridicité et la renvoyant à de simples questions politiques ou sociologiques sur lesquelles la science du droit n’aurait aucune emprise. Le divorce de l’être et du devoir-être entraîne avec lui celui du droit et de la politique.
Face à ces abstractions, le constitutionnaliste va faire reposer l’ordre juridique sur la décision qui est le fondement de toute effectivité et validité :
“L’ordre juridique repose, comme tout ordre, sur une décision, et non sur une norme.”
Logiquement, la notion positive de Constitution se définit alors comme décision portant sur le “choix global du genre et de la forme de l’unité politique”.
En l’identifiant à une “décision politique” et non plus à la “norme des normes”, Schmitt sort la constitution du moule étroit dans lequel un normativisme étriqué l’enserrait : elle n’est plus une pure abstraction normative hors du monde de l’être mais se retrouve originée par une volonté, c’est-à-dire “une grandeur dotée d’une dimension d’être”. La constitution se trouve donc dorénavant solidement arrimée au monde de l’être par la volonté du pouvoir constituant dont la décision politique fondamentale est la constitution. De là, se trouve abolie la séparation usuelle entre droit constitutionnel et politique, cette dernière se trouvant en dernière instance être le “moment constituant du droit lui-même” (J-F Kervégan).
“Toute loi en tant que régulation normative -donc aussi la loi constitutionnelle- a besoin en dernier ressort pour être valide d’une décision politique antécédente qui est prise par une puissance ou une autorité politique existante. Toute unité politique existante trouve sa valeur et son “droit à l’existence” non dans la justesse normative ou l’utilité de son contenu, mais dans son existence. Du point de vue du juriste, ce qui existe en tant que puissance politique a de la valeur en tant qu’elle existe.”
L’on voit ici que le caractère politique de la décision n’induit pas le désintérêt du juriste dont l’étude doit au contraire nécessairement tenir compte : en tant qu’elle est fondatrice du droit, elle ne peut se réduire à un simple fait politique ou historique extérieur au droit mais doit être considérée comme pleinement juridique car déterminant le sens de celui-ci. La Constitution est alors bien la décision nouant droit et politique et l’abstraction normativiste ne peut que rendre aveugle à cette intrication décisive : le droit constitutionnel n’est alors ni autonome ni autosuffisant mais fondé dans le monde du Sein par une décision politique. Qualifier une telle décision de “positive” n’est pas innocent : il s’agit pour Schmitt d’en revendiquer la juridicité alors que cette décision est indûment exclue de la positivité par le normativisme triomphant.
2. Nier la primauté de l’écrit : la Constitution comme décision dépassant la législation constitutionnelle.
D’un geste Hégélien, Schmitt réaffirme ainsi la supériorité de l’être sur la norme : l’être précédant et fondant le texte écrit, ce dernier -objet d’étude sacrosaint des normativistes- se retrouve nécessairement relativisé.
En effet, cette conception de la constitution comme décision concrète entraîne une relativisation des lois constitutionnelles qui sont dans une relation de dépendance par rapport à la constitution au sens positif : Schmitt rangera ces lois constitutionnelles sous la catégorie de “notion relative de la constitution”. En effet, « l’essence de la constitution ne résid[ant] ni dans une loi ni dans une norme » le texte constitutionnel n’est légitime que sur le fondement d’une constitution positive manifestant cette volonté qui seule peut être source de validité et d’effectivité. La relativisation des lois constitutionnelles, qui correspondent à la conception normativiste de la constitution en tant qu’elle se caractérise par son caractère écrit et par sa rigidité, entraîne le principal apport épistémologique de la démarche schmittienne. Il permet en effet de rompre avec un textualisme naïf et apporte un ensemble de solutions neuves à des problèmes traditionnels.
Une des réflexions les plus fécondes est certainement celle portant sur la révision de la constitution. Schmitt s’appuie en effet sur ce “doublement antipositiviste de la constitution” (Matthias Jestaedt) pour affirmer que la procédure de révision est une procédure limitée qui ne saurait “absolument pas [permettre] de définir l’essence de l’objet modifié”. Il distingue ainsi sous Weimar le pouvoir constituant du peuple de la simple compétence de révision qui est posée par la constitution et octroyée par le pouvoir constituant. Cette capacité de révision n’est légitimée par la constitution positive que si “elle reste dans le cadre de la constitution, se fonde sur celle-ci et ne la dépasse pas. Elle ne comprend pas la faculté de donner une nouvelle constitution”. Cette limitation du pouvoir de révision est permise justement par une échappée hors du seul texte constitutionnel. Cette réflexion est particulièrement pertinente pour nous car toute une partie de la doctrine française (Duguit, Vedel notamment) ont, sur la question de la révision constitutionnelle, totalement confondu le pouvoir constituant et le pouvoir de révision, inspirant une jurisprudence du Conseil constitutionnel conceptuellement critiquable car répétant cette confusion. Il est en effet certain qu’une limitation du pouvoir de révision ne peut se faire sur un seul fondement formel et écrit : dès que la procédure est respectée, le pouvoir de révision serait totalement libre. Une lecture allant au-delà de la loi constitutionnelle est dès lors nécessaire, et c’est un outil que Schmitt nous fournit lorsqu’il nous permet de penser une “double constitution”.
II. Au commencement était l’acte constituant : la Constitution comme fondement de tout ordre normatif et axiologique.
Si O. Beaud affirme que “la notion de constitution oscille entre les deux pôles du décisionnisme et de l’institutionnalisme”, il nous apparaît au contraire que la conceptualisation qui est à l’oeuvre dans la Théorie de la Constitution doit être lue comme une radicalisation de la théorie décisionniste qui contribue à élaborer une notion de Constitution à la légitimité émiettée.
Nous en voulons pour preuve ce passage, particulièrement éloquent :
“Juridiquement la décision souveraine n’est dans l’optique décisionniste ni expliquée à partir d’une norme ou d’un ordre concret, ni insérée dans le cadre d’un ordre concret ; au contraire, pour le décisionniste, la décision seule fonde aussi bien la norme que l’ordre. La décision souveraine est commencement absolu et le commencement (également au sens de archè) n’est rien d’autre que la décision souveraine. Elle jaillit d’un néant normatif et d’un désordre concret.”
Deux types de pensées auraient pu permettre de tempérer la pensée schmittienne de la toute puissance de l’acte constituant : un droit naturel (idéal ou rationnel) et une pensée institutionnaliste de l’ordre. Il apparaît cependant que la construction du concept de constitution dans la Théorie se fait en opposition à ces deux thèmes.
Concernant la pensée du droit naturel, il convient de rappeler que dans Loi et jugement, le motif décisionniste s’accompagnait d’une réflexion sur le droit idéal et que Schmitt ne postulait aucunement une césure définitive entre ce dernier et le droit positif. Au contraire, le motif décisionniste permettait de mettre en lumière une dialectique selon laquelle la décision est à la fois effectuation et possible dénaturation du droit idéal, toute norme positive présentant un “double versant, l’un tourné vers le droit idéal et l’autre vers le droit positif” (O. Beaud). L’augustinisme de C. Schmitt débouchait ainsi sur l’idée selon laquelle “tout État empirique reçoit sa légitimation de ce qu’il est le premier serviteur du droit”. Cela permettait de relativiser la place de la décision car Schmitt affirmait que “l’autonomie du droit positif par rapport au droit naturel demeure marginale car elle ne correspond qu’au moment de la décision, le reste des propositions de droit reste imprégné de l’idée de droit, du droit suprapositif”. Or, dans la Théorie de la Constitution, toute l’imprégnation métajuridique d’un droit idéal s’évapore et laisse place à l’émergence de la volonté toute puissante du pouvoir constituant. Cet horizon métajuridique, certainement nourri par ses convictions chrétiennes, aurait pu constituer une limite à l’exercice de la puissance constituante dont les décisions trancheraient en dernière instance la question de la réalisation positive du droit idéal mais qui resteraient guidées par ce soubassement métajuridique. Ainsi, la Constitution, en tant que décision organisant l’État aurait certes pour fonction de mettre fin au conflit d’interprétation du droit idéal en posant le droit positif, mais ce dernier devrait être tourné vers un droit idéal, la décision étant alors l’actualisation de ce qui n’était qu’en puissance. Or, ce motif disparaît totalement : aucun droit naturel idéal ou rationnel ne peut entrer dans les considérations du pouvoir constituant dont la décision apparaît libre de toute détermination, délestée de toute préoccupation extérieure à elle-même. Schmitt est en effet explicite lorsqu’il affirme du pouvoir constituant : qu’ “étant fondamentalement discrétionnaire, il ne dépend d’aucune norme ou valeur et ne peut être lié par aucune”.
Si le droit idéal est ainsi ignoré, Schmitt, obnubilé par l’exercice d’une volonté dans toute sa pureté, dénie également toute exigence de rationalité au processus constituant. Il écrit clairement qu’il ne réside aucune rationalité sous-jacente dans l’exercice par la nation de son pouvoir constituant : à un concept normativiste-libéral de la Constitution qui met en avant le caractère d’un devoir-être idéal édifié par une rationalité abstraite, Schmitt oppose un concept purement décisionniste de Constitution qui n’est en vigueur que parce qu’elle “procède d’un pouvoir constituant et parce qu’elle est posée par la volonté de celui-ci”. Dès lors que Schmitt place la Constitution du côté de la volonté, et qu’il formule un antagonisme conceptuel -au demeurant largement contestable- entre volonté et rationalité, il apparaît que la Constitution n’entretient chez Schmitt aucun lien avec l’idée de rationalité.
Relativement à la pensée institutionnaliste, il s’agira de démontrer que, contrairement à ce qu’écrit O. Beaud lorsqu’il affirme que “Schmitt corrige, dès 1914 et jusqu’à la fin de sa vie, son décisionnisme par un institutionnalisme”, le concept de Constitution dans la Théorie procède seulement d’un décisionnisme hypertrophié qui ne laisse aucune place à une pensée institutionnaliste. Ce type de pensée récuse la position fondatrice de la norme et met en avant la position originaire d’un ordre concret existant : la norme n’est alors légitime que si elle se meut dans ce cosmos afin de le prolonger. Héritier d’Hegel, inspiré par Hauriou et Santi Romano, il est certain que l’institutionnalisme jouera un grand rôle dans la pensée de Schmitt. Toutefois il nous apparaît qu’en dépit d’une certaine hésitation du juriste dans sa partition, le thème décisionniste joue un rôle totalement mineur dans sa conceptualisation et n’est finalement jamais utilisé comme pouvant légitimer la Constitution. Il nous semble pertinent de parler d’hésitation car, si le refus de l’institutionnalisme est explicite lorsqu’il est écrit que la Constitution “jaillit […] désordre concret”, la notion absolue de Constitution, ouvrant la Théorie de la Constitution, ne laissait pas présager une telle absolutisation de la décision. En définissant en effet la Constitution au sens absolu comme “la structure globale concrète de l’unité politique et de l’ordre social” Schmitt, dans une perspective existentielle, renvoie la Constitution à un être déjà-là, à un donné préexistant à toute normativité. Elle apparaît comme un statut donné lorsque Schmitt identifie cette notion de constitution à l’État : “l’État n’a pas une constitution “conformément à laquelle” se forme et fonctionne une volonté étatique, il est constitution, c’est-à-dire une situation donnée sur le mode de l’être, un statut d’unité et d’ordre. L’État cesserait d’exister si cette constitution, c’est-à-dire cette unité et cet ordre, cessait. La constitution est son “âme”, sa vie concrète, son existence individuelle.”
L’on comprend bien la pertinence de cette vision existentielle de la constitution en tant qu’elle permet de réfuter les prétentions normativistes restreignant la constitution à des dispositions écrites et impersonnelles par la réaffirmation de la primauté d’un être-là concret et irréductible. Toutefois, nous soutiendrons ici qu’une des faiblesses de la théorisation schmittienne du concept de constitution réside dans l’articulation entre les notions absolue et positive de constitution. En effet, comme le note J-F Kervégan : le “concept absolu relève ainsi, plutôt que du décisionnisme, de la pensée de l’institution ou de l’ordre concret : l’État est constitution de même qu’il est institution, structure concrète d’ordre, situation normale présupposée par toute norme, y compris par les normes constitutionnelles”. Or, il apparaît que cela aurait pu permettre d’introduire un tempérament institutionnaliste au décisionnisme fracassant porté par la notion positive de constitution. Il n’en est rien. Passées les premières pages où est présentée la notion absolue de Constitution, la Théorie de la Constitution se présente comme une défense sans nuance d’un décisionnisme triomphant. Ainsi, aucun développement ultérieur n’est abordé par le prisme de la constitution absolue qui ne semble alors être qu’un prolégomène métajuridique, n’intéressant que peu le constitutionnaliste pour les questions proprement juridiques. Il est par exemple parlant de noter que dans le chapitre intitulé “Notions à déduire de la notion de constitution”, la Constitution est toujours renvoyée à la notion positive de la constitution, on y lit entre autres : “La constitution au sens plein, c’est-à-dire les décisions politiques fondamentale sur la forme d’existence d’un peuple”. Il est alors bien clair qu’aucune nuance institutionnaliste ne vient tempérer ce tableau saturé de décisionnisme. De plus, l’on conçoit mal comment la notion absolue, qui présuppose un être déjà-là, un ordre préexistant, et la notion positive d’une constitution perçue comme une décision jaillissant d’un “néant normatif et d’un désordre concret” peuvent coexister. Il y a là une contradiction que Schmitt préfère éluder en effaçant toute prétention institutionnaliste par l’absolutisation de la décision. Cela explique en outre pourquoi le juriste n’essaie à aucun moment de d’articuler ces deux notions de constitution. Il eût pourtant été possible d’envisager une théorie dans laquelle la décision constituante interviendrait au sein d’un ordre déjà existant qui l’orienterait et la légitimerait donc. En effet, si l’acte constituant présuppose l’État dont il fixe le régime ; que l’unité de l’être politique précède l’acte constituant -cet acte n’étant qu’une prise de conscience d’une unité déjà existante- ; il aurait été possible d’esquisser un décisionnisme circonscrit par cette structure globale concrète, la décision devant alors prolonger cet ordre. Pourtant, cela aurait cependant induit nécessairement une limitation de la volonté décisoire. Or, c’est précisément ce que Schmitt semble vouloir éviter. Il préfère en effet placer la décision à l’épicentre d’un édifice conceptuel au milieu duquel la volonté est pleinement libre et discrétionnaire : rien ne peut la fonder, la limiter ou même l’orienter.
Ainsi, la notion de constitution comme décision ne trouve chez Schmitt aucune légitimation exogène : la décision se meut librement dans un désert axiologique ; en tant qu’elle est “commencement absolu”, elle est porteuse de toutes les valeurs et autofonde sa légitimité. L’ordre concret, existentiel, tout comme l’ordre axiologique sont fondés et soutenus par la décision souveraine du pouvoir constituant.
Notre hypothèse de lecture est qu’il s’agit ici d’une habileté rhétorique d’un juriste engagé dans une entreprise de délégitimation de l’ordre constitutionnel existant. En effet, dénier toute instance légitimatrice de la constitution entraîne une fragilisation de cette dernière car celle-ci, n’étant appuyée que sur une volonté s’étant exprimée par une décision peut à tout moment être défaite par une décision contraire de cette même volonté. Dès lors, rien ne soutient cette constitution qui est laissée à la merci de toute volonté concrète réussissant à imposer sa décision. La doctrine schmittienne apparaît alors en dernière instance comme un acquiescement au fait obligatoire du fait : le concept de constitution chez Schmitt est fondé sur une notion formelle de décision, cette dernière pouvant se manifester sous n’importe quelle modalité. Le concept de constitution n’induit aucun contenu précis tel que la protection des libertés, de la démocratie et de toutes les valeurs traditionnellement portées par le constitutionnalisme. Apparaît alors l’entreprise de sape des fondements idéologiques du projet constitutionnaliste tel qu’il s’est historiquement développé. En effet, ces derniers ne seraient que l’expression, historiquement daté, de l’idéologie bourgeoise mais ne seraient pas consubstantiellement liés à la notion de constitution : il parle alors de “notion idéale de constitution”. Pour Schmitt, n’importe quelle décision organisant la forme d’une unité politique concrète peut être qualifiée de constitution, et ce, peu important les droits fondamentaux et la liberté qui sont pour nous la raison d’être de toute constitution. Il nous semble qu’une telle notion de constitution pèche cruellement par son manque de légitimité : pouvant étreindre n’importe quel contenu, n’étant légitimée ni par un ordre préexistant, ni par un droit naturel, ni par une raison quelconque, la constitution apparaît comme un pur produit d’une volonté déliée de toute préoccupation éthique ou matérielle : le constitutionnalisme schmittien laisse tant de place à la volonté qu’il nous ramène finalement à légitimer toute décision ayant réussi à s’imposer de fait. Voilà une doctrine juridique sans droit, qui nous ramène finalement à la vieille pensée contre-révolutionnaire telle qu’exprimée par J. de Maistre lorsque ce dernier écrivait que “tout gouvernement est bon lorsqu’il est établi”. Ce positionnement relève d’un art d’écrire, au sens straussien du terme, car l’on conçoit bien la pertinence d’une telle théorie dès lors que l’on cherche à subvertir l’ordre libéral. Cependant, Schmitt lui-même sera conscient qu’une telle théorie met en péril tout ordre juridique et politique car, lorsqu’il cherchera à formuler les principes d’un droit national-socialiste il reviendra sur son décisionnisme et fera la place belle au motif institutionnaliste de l’ordre concret.
Ce primat de la volonté niant toute préexistence va entraîner mécaniquement une surpuissance du pouvoir constituant tenant la Constitution à la merci de sa volonté.
III. La décision souveraine forgée sur le modèle divin : omnipotence et inaliénabilité du pouvoir constituant comme sources de fragilisation de la Constitution.
Schmitt insiste régulièrement sur le fait que seul le pouvoir constituant est souverain et qu’a contrario parler de “souveraineté de la constitution” est un non-sens. Cela est bien conforme à son décisionnisme selon lequel une norme ne peut pas jamais être dite souveraine, cet adjectif étant réservé aux volontés car “seul quelque chose existant concrètement peut être souverain”. Cela revient à affirmer que, le droit n’étant jamais souverain, il est impossible de l’élever au-dessus de toute force politique car la souveraineté ne peut que résider dans les mains des hommes. Dès lors que le primat des hommes et de leur force politique sur la constitution est affirmé, il découle alors une conception d’un pouvoir constituant revêtant les caractéristiques attribuées traditionnellement au Dieu de la théologie : le pouvoir constituant est omnipotent et inaliénable.
Si comme nous l’avons vu la décision constituante ne peut être saisie par aucun droit ou ordre préexistant, il est tout naturel de relever l’omnipotence initiale du pouvoir constituant. Ce dernier, identifié au souverain en tant qu’il fonde l’ordre légal par l’exercice de son pouvoir constituant, ne peut en effet être régulé par aucun droit, aucune valeur, aucun ordre. Le pouvoir constituant est alors conçu sur le modèle de la natura naturans scolastique ou de la causa prima théologique, c’est-à-dire cette cause première et non-générée qui est la source de toute forme : elle est ce qui vient informer le chaos établissant par-là un nouveau cosmos. L’influence de Sieyès se fait ici sentir, le pouvoir constituant est la source de toute norme positive et ne peut donc être lui-même assujetti à aucune norme : l’omnipotence du pouvoir constituant est donc le corollaire logique de l’absolutisation du motif décisionniste.
Bien plus, il apparaît que la souveraineté du pouvoir constituant ne se réduit pas à l’acte constituant initial et fondateur. En effet, l’omnipotence du pouvoir constituant survit à cet acte, cela s’expliquant principalement par l’irréductibilité du pouvoir constituant dans le droit : « l’édiction d’une constitution ne peut épuiser, absorber ou consumer le pouvoir constituant (…). La décision politique que signifie la constitution ne peut réagir contre son sujet et supprimer l’existence politique de celui-ci. Cette volonté subsiste, à côté et au-dessus de la constitution”. Ainsi, la souveraineté du pouvoir constituant ne se laisse jamais transformer en souveraineté de la constitution ; le pouvoir constituant n’est pas une instance éphémère qui s’éteindrait par l’exercice de son pouvoir, il n’est jamais entièrement fixé par une forme normative et continue toujours d’exister hors de l’ordre juridique. Dès lors, la souveraineté du pouvoir constituant induit qu’il est par essence hors de portée de la législation constitutionnelle, “il est constitutione solutus, comme le monarque était legibus solutus” (David Cumin). Le pouvoir constituant peut à tout instant défaire la constitution et réaffirmer sa souveraineté par une nouvelle décision fondamentale sur la structure de l’unité politique : tout ce qu’il a fait, il peut le défaire.
La position de la constitution est alors bien précaire : elle est constamment à la merci d’un pouvoir constituant qui, ne pouvant être réduit à une procédure inscrite dans une constitution, peut s’exercer à tout moment, hors de tout droit, mettant ainsi en péril la pérennité de l’ordre constitutionnel. Ici aussi nous procédons à une lecture contextualisée de l’oeuvre de Schmitt car nous voyons là encore cette entreprise de déstabilisation théorique des fondements des constitutions libérales. En effet, Schmitt insiste bien sur l’impossibilité de circonscrire le pouvoir constituant dans une procédure. Cette thèse, qu’il justifie notamment sur le principe démocratique en affirmant que le pouvoir constituant du peuple ne saurait être limité de l’extérieur, est une insidieuse attaque contre le libéralisme. Schmitt est ici particulièrement habile, il détourne en effet les théories de Sieyès et Rousseau afin d’absolutiser le pouvoir constituant du peuple dans un sens illibéral. Cet illibéralisme se traduit par une indifférence aux droits et libertés individuelles ainsi qu’à la possibilité toujours laissée au peuple constituant d’abolir la constitution en vigueur en dehors de toute juridicité. Il nous semble que la théorie de Schmitt est ici particulièrement fragile car elle repose sur une ontologie contestable du peuple pouvoir constituant. En effet, pour Schmitt, le peuple est toujours présent en tant qu’unité politique titulaire du pouvoir constituant sans qu’aucune médiation ne soit nécessaire. Cela mène à penser le pouvoir constituant non pas comme l’exercice temporaire d’une capacité mais comme une entité réelle, diachronique, toujours identique à elle-même. Cela pose des problèmes insurmontables : qu’est-ce qu’une volonté qui ne s’exerce plus ? Le propre de la volonté ne réside-t-il justement pas dans l’actualisation de la puissance ?
Plus décisif encore, la reconnaissance au peuple d’un pouvoir constituant implique que, même une fois la constitution établie, lui soit reconnue en fait la possibilité de remettre en question l’ordre juridique. C’est bien ce qu’affirme Schmitt qui ne va pourtant pas au bout du raisonnement. Il ne voit en effet pas que le peuple ne peut détenir réellement la capacité de remettre en question tout l’édifice constitutionnel uniquement si certaines conditions sont garanties : la liberté de pensée, d’expression et d’association apparaissent à cet égard particulièrement indispensables. Il est en effet clair qu’un peuple ne jouissant d’aucune manière de ces droits ne peut atteindre une conscience politique suffisante pour être considéré comme pouvant potentiellement changer la constitution. Dès lors, envisager un pouvoir constituant du peuple sans garantir ces libertés est une absurdité dans les termes car cela aboutit alors une situation que Schmitt refusait fondamentalement : celle d’un pouvoir constituant qui s’épuise dans l’acte constituant, d’un pouvoir constituant qui n’est pas maître de la re-constitution. La pensée d’un pouvoir constituant démocratique illibéral est, en bonne logique, purement contradictoire.
Ce paradoxe s’explique par cette ontologie douteuse du pouvoir constituant : Schmitt essentialise en effet le peuple et le considère comme toujours-là, immédiatement présent. Il ne voit pas, ou plutôt ne veut pas voir, que le peuple n’existe toujours qu’en puissance et qu’il ne s’actualise, c’est-à-dire prend conscience de lui-même en tant que force agissante que par la médiation. La volonté du peuple n’est pas un donné, mais un construit qui passe alors nécessairement par l’exercice de certains droits et par le truchement des procédures.
C’est pourtant sciemment que Schmitt ne veut pas voir cela. Cette ontologie du pouvoir constituant comme volonté toujours-là lui est en effet bien commode dans son objectif de fragilisation de l’ordre constitutionnel : elle lui permet de laisser la constitution à la merci de toute manifestation de volonté. Ainsi, l’acclamation lui apparaît comme une manifestation de volonté suffisante pour être considérée comme un acte constituant. Il feint de ne pas voir qu’il s’agit d’une volonté incomplète, spontanée et informe dont le sens n’est pas fixé : seul lui importe que n’importe quelle manifestation sporadique de volonté puisse déstabiliser l’ordre constitutionnel.
En ancrant la Constitution dans le monde de l’être par l’exercice d’une volonté concrète, Schmitt désirait montrer le manque de légitimité de la notion de Constitution normativiste et notamment kelsénienne. Mais la radicalité du geste décisionniste, si elle est efficace en tant que révélateur des apories normativistes, ne résout nullement la question de la légitimité de la Constitution qui est ici dans une précarité totale, sa légitimité ne tenant que sur une décision révocable à merci sans contrainte procédurale ou matérielle. Une théorisation de la Constitution peut poursuivre deux objectifs : trouver un socle conceptuel légitimant la notion de Constitution ou ériger un modèle théorique épistémologiquement fécond.
IV. Une notion de constitution à la portée heuristique relative.
Il s’agira en dernier lieu de montrer que l’apport épistémologique du concept de constitution chez Schmitt est relatif : s’il permet d’amorcer une reconversion d’un regard juridique rendu aveugle à nombre de problématiques cruciales par les insuffisances d’un normativisme borné, il n’est pas apte à permettre l’érection d’une modélisation rendant compte avec finesse du réel.
Deux critiques épistémologiques doivent être adressées à l’encontre du concept de Constitution schmittien.
Premièrement, la constitution comme “décision fondamentale”, loin de nous ramener vers le monde de la concrétude et du tangible, nous semble au final apparaître comme une abstraction bien souvent introuvable. Nous l’avons dit auparavant, la volonté est le concept qui chez Schmitt permet de transplanter la notion de Constitution de la sphère du devoir-être à celle de l’être. Pourtant, lorsque l’on se penche vers l’histoire constitutionnelle, l’existence de telles décisions reste énigmatique. Nous pensons en effet que la pensée schmittienne est ici totalement imprégnée de la mythologie révolutionnaire qui le pousse à considérer l’acte constituant comme une décision pleinement consciente, dont le sens serait déterminable et figé. Les premières questions provoquées par une telle conceptualisation sont banales mais trouvent difficilement de réponses dans les écrits schmittiens : comment accéder à cette décision fondamentale si elle ne se réduit pas aux textes ? Comment en découvrir l’authentique sens ? Là encore, la faiblesse de la théorie tient à cette ontologie d’une unité politique consciente d’elle-même et à l’identité stable et qui serait donc dotée d’une volonté univoque. Cela le mène à postuler une décision fondamentale qui n’aurait besoin d’aucune médiation pour que son sens soit déterminé. Nous pensons qu’il s’agit là d’une abstraction, d’une hypothèse a priori et que cela mène à une constitution qui est, dans les faits, introuvable. La preuve que ce discours ne peut opérer que comme reconstruction a posteriori est que pour Schmitt, lorsque deux décisions sont émises concurremment, il faut attendre que l’évolution politique permette de déterminer laquelle était fondamentale et organisait l’unité politique dans une forme concrète. Ce qui nous intéresse c’est qu’au moment où est prise la “décision fondamentale” rien n’est décidé, il est impossible de l’identifier comme telle : c’est le contexte, l’évolution historique qui amènera l’ordre qui devrait pourtant procéder exclusivement et directement de la décision fondamentale. Au final, ce concept de constitution se révèle être une abstraction du même type que la norme hypothétique fondamentale que Schmitt se plaît à récuser : elle est un présupposé, une prémisse logique permettant au juriste de déduire un certain nombre de conséquences dans la manière de poser et résoudre les problèmes juridiques. L’existence d’une décision fondamentale concrète irréductible au texte constitutionnel est une hypothèse de travail qui n’est jamais empiriquement vérifiable.
Enfin, ce concept de constitution comme décision partage avec le normativisme une même pauvreté heuristique lorsqu’elle empêche toute étude dynamique de l’ordre constitutionnel. En effet, en faisant de la volonté consciente d’elle-même le fondement de toute Constitution, Schmitt encourage le juriste à porter toute son attention sur les grands épisodes fondateurs, l’analyse du juriste est toujours ramenée à l’origine de l’ordre constitutionnel. Ce faisant, ce discours rend aveugle à toutes les mutations intervenant au sein d’un même ordre constitutionnel qui échappent alors à l’analyse juridique. Par ce prisme réducteur, l’histoire constitutionnelle ne peut être modélisée que comme une succession d’ordres constitutionnels entièrement définis dès leur fondation et qui sont entrecoupés par des ruptures profondes de “néant normatif”. Cela ne rend pas compte du réel, la Constitution n’est jamais entièrement figée par l’acte constituant, elle apparaît bien plutôt toujours comme une constitution en devenir. Or, c’est précisément cette diachronicité de la Constitution qui est voilée par le postulat d’une volonté consciente : si tout doit être rattaché à un unique acte volonté, sont voilées toutes les évolutions involontaires résultant du jeu des rapports de pouvoirs, des facéties de l’histoire empirique, et de subtils glissements inconscients. L’évolution de la V° République est idéale-typique et permettrait aisément d’attester qu’une vision mythologique d’un acte fondateur déterminant entièrement la Constitution est largement tronquée. Tout comme la constitution normativiste à laquelle s’oppose Schmitt, le concept schmittien ne permet pas de saisir la constitution dans son mouvement réel, c’est-à-dire dans son devenir.
V. L’ordre advenant après la décision : l’institutionnalisme comme correcteur du décisionnisme
Si toutes ces critiques visent le décisionnisme absolutisé qui est à l’œuvre dans la Théorie de la constitution, la pensée de Schmitt, consciente de la difficulté de faire tenir le concept de constitution sur la seule décision, n’a cessé de d’évoluer. Il faut ainsi s’intéresser aux écrits postérieurs dans lesquels le décisionnisme va être mâtiné d ‘institutionnalisme.
Nous pouvons ainsi nous appuyer sur les analyses que E. R. Huber, disciple de Schmitt, fait du texte sur le Gardien de la Constitution lorsqu’il y voit une étape importante de sa conceptualisation constitutionnelle. Dans ce texte, Schmitt parle de “l’état” produit par les décisions fondamentales pour décrire la situation concrète du Reich allemand qui s’éloignerait de l’unité constitutionnelle par un polycratisme, un fédéralisme et pluralisme. L’on voit alors poindre une préoccupation sur la constitution comme ordre évolutif. La notion de “situation constitutionnelle” est en tension patente avec le décisionnisme : à la décision ponctuelle s’oppose un état durable. Ce tempérament mettant l’accent sur l’ordre concret advenant après la décision est particulièrement intéressant : réintégrant une vision dynamique, il permet au juriste de s’intéresser à la réalité constitutionnelle, qui n’est plus entièrement déterminée dès l’origine par l’acte de volonté. La constitution n’est pourtant pas renvoyée à un pur constat fait, car la séparation entre être et devoir-être n’a ici pas lieu d’être : l’ordre constitutionnel découle d’une décision constituante initiale et l’on peut toujours mesurer l’état de cet ordre par rapport à cette dernière. La véritable constitution ne serait alors plus la seule décision initiale, mais l’ordre en découlant, ordre dynamique permettant une analyse diachronique mais pouvant toujours être comparé à la décision fondamentale originaire. Les antagonismes traversant traditionnellement les couples Être/devoir-être et analyse statique/dynamique se trouvent alors dépassés par une synthèse culminant dans la notion d’ordre constitutionnel.
Bibliographie.
- Théorie de la Constitution, Carl Schmitt et sa préface par O. Beaud
- Le tribunal du Reich comme gardien de la Constitution
- Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre spéculation et positivité, J-F. Kervégan
- Que faire de Carl Schmitt ?, J-F. Kervégan
- La pensée de Carl Schmitt, D. Cumin
- La controverse sur « le gardien de la Constitution » et la justice constitutionnelle. Kelsen contre Schmitt, dirigé par O. Beaud et P. Pasquino
- « La double constitution -Une stratégie positivsite », M. Jestaedt, Ius politicum